Une communauté lesbienne européenne est-elle possible ?

« Sans communauté, il n’y a pas de libération. Mais communauté ne doit pas signifier effacement de nos différences, ni la prétention pathétique que ces différences n’existent pas. » Audre Lorde

Avec qui faire communauté quand on est queer et antiraciste ?

La semaine dernière, j’étais invitée à Kiev en tant qu’artiste exposante et activiste à la seconde édition de l’european lesbian* conference. Ça peut sembler fancy comme ça, mais laissez-moi compliquer les choses et pimenter un peu la soupe avant de me juger.

Cet article a plusieurs buts, le premier est celui de garder une trace de cet évènement et de l’implication des personnes queer racisées. (c’est bon, on peut utiliser ce terme en 2019 sans que personne ne s’étouffe ?). Le second est de nourrir mes réflexions et les poser quelque part avec l’espoir de faire avancer les choses. Le troisième, est de me vider les tripes pour éviter l’encombrement de mon chakra sacré.

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Certain-e-s d’entre vous peuvent être choqué-e par cette nouvelle. Suis-je vraiment lesbienne ? La réponse à cette question mérite plusieurs bières et un article à elle toute seule.

Nous avons été reçues par l’association Insight qui lutte à Kiev pour l’égalité des droits et l’inclusivité des personnes LGBT. L’Ukraine n’est pas gay friendly. Nous étions dans un pays clairement hostile à notre présence : des vitres ont été brisées, des grenades lacrymogènes lancées dans le hall de l’hôtel, et nous avons eu droit à des manifestations devant l’hôtel avec des drapeaux de Jésus et des messages tels que « Retournez en enfer sodomites » ou « L’homosexualité est une maladie. » La dernière nuit, des alertes à la bombe liées au contexte politique local des élections nous ont empêché de rejoindre nos chambres.

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Nous étions attaquées en tant que lesbiennes, en tant que femme transgenre. Pour les racisées d’entre nous, il fallait rajouter à cela « la froideur slave » – le racisme ordinaire et banalisé des ukrainien-nes qui ne dit pas son nom.

Malgré la température ambiante, 350 lesbiennes ont décidé de se réunir avec pour ambition de changer le monde. Le programme était chargé avec des conférences, des discussions et des ateliers, des stands, une exposition et des soirées. La marche a été annulée.

Ici, j’aimerais partager mes doutes et mes espoirs, en tant que queer racisée qui s’est rendue à une conférence européenne entre lesbiennes avec une écrasante majorité de femmes blanches, cisgenres et pas vraiment pauvres ou sans papiers.

J’ai énormément de choses à dire, vous vous en doutez. Mais je vais d’abord me concentrer sur la présentation des lesbiennes et queer non-blanches qui étaient là. Je peux déjà dire que nous n’avons pas eu la quantité mais la qualité était bel et bien là.

N’étant pas omnisciente, je vais sûrement oublier des gentes, je n’ai pas assisté à tous les ateliers et conférences – mais certaines personnalités m’ont marquée.

Il faut d’abord signaler que la conférence a été ouverte par Monica Benicio, activiste lesbienne brésilienne, compagne de la défunte Marielle Franco, militante contre le racisme, l’homophobie et les violences policières assassinée à Rio par des policiers.

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Présentons d’abord les personnes queer ou LGBT francophones que vous pouvez connaître qui étaient au programme :

J’ai pu compter sur la précieuse présence d’Estelle Prudent que j’ai eu la joie de rencontrer et d’inviter lors de la première édition de Queerasse en décembre 2017 avec ses expositions #QueerSuperPower et Penses Bêtes.

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On a pu aussi compter sur la présence des Diivines LGBTQI+, association qui a pour vocation la visibilité et la représentativité des personnes afro-caraïbéennes LGBTQI+.

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Au niveau français je regrette l’absence de Qitoko et des Loc’s qui sont des allié-e-s politiques et auraient apporté d’autres couleurs et plus de force à cette conférence.

Nous étions là surtout grâce à Joëlle Sambi (Belgique et Congo), autrice, slameuse, organisatrice d’évènements, et réalisatrice de P!nkshasa Diaspora et qui faisait partie de l’équipe organisatrice de EL*C. Leur tâche ne fût pas simple et merci à cette bande de lesbiennes tenaces d’avoir organisé un évènement aussi important. Si tu veux mieux connaître Joëlle, lis donc ceci.

Ensuite, je tiens à faire de la publicité à une auteure lesbienne noire, organisatrice d’évènements et personnalité rafraîchissante, qui m’a donné envie d’aller vivre en Afrique du Sud – précisément à Durban : Mantsha Khuzwayo. Elle a écrit et auto-publié deux livres (je les ai et je ne les prêterai pas, je préviens déjà) : un roman “Chronicles of a Single Lesbian” et un livre de poésie “The Different Faces of My Life: My Anthology”. Vous pouvez la suivre ici.

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Réalisatrice, autrice, activiste et membre de l’organisation de l’EL*C, il y avait aussi la britannique Dettie Gould ici photographiée par Estelle Prudent.56918273_156281242070246_7514881066617460034_n.jpg

Deux représentantes autrichiennes font aussi partie de l’équipe organisatrice. Henrie Dennis, originaire du Nigéria, co-fondatrice d’Afro Rainbow Autriche.57160290_391680294761169_5452096224916741533_n.jpg

D’origine hongroise et égyptienne, j’ai pu aussi rencontrer Faiqa El-Nagashi, politicienne lesbienne, féministe, qui était très présente pour l’organisation de la conférence. Les questions qu’elle a abordé m’ont particulièrement traversé durant ces quatre jours. J’ai retranscris et traduis certaines de ses interventions que je partagerai plus tard.

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Une autre personne importante, qui parle plusieurs langues et qui m’a convaincue de voter aux prochaines élections est Olave Nduwanje, noire, vegan, femme trans non-binaire, queer et féministe entre autres super-pouvoirs.

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Une des meilleures alliées que j’ai rencontré fut Naomie Peter, artiste performeuse, activiste noire queer et féministe d’Amsterdam. Co-fondatrice de « Black Queer Resistance » & impliquée dans Pon di Pride. Naomie a pris la parole durant un des derniers panel et nous a invité sur scène. (En attendant la retranscription, je vous partage la vidéo – quand la technologie le voudra).

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A travers l’Europe, les queers racisées s’organisent, se trouvent, et parfois se ressemblent. Grâce, notamment, à des espaces imparfaits et des mots critiquables qui ont l’avantage de mettre en lumière nos luttes. Nous sommes des ponts entre différentes communautés qui refusent de faire alliance. Nous sommes actives et en même temps invisibles. Ce qui nous relie, souvent, c’est notre radicalité, notre refus de demeurer tiraillées et explosées en mille morceaux. C’est l’obligation de partir de la marge pour revendiquer et résister. C’est notre créativité politique, notre hybridité et notre ténacité.

Ce que j’attends personnellement de cette Communauté Européenne Lesbienne est une plate-forme spécifique aux questions queer, antiracistes et anticapitalistes avec des personnes queer racisées qui ont un pouvoir décisionnaire. Pour faire lien, faire force, et s’inspirer les un-e-s des autres.

C’était la deuxième édition et lors des dernières prises de parole, l’organisation a réaffirmé entre autre son positionnement féministe, intersectionnel et contre le pinkwashing. Ça tombe bien parce que ce n’était pas évident, au début, comme le montre par exemple la présence imposante de l’association européenne de policiers LGBT… (allez vomir loin de mon blog, merci : lgbtpolice.eu)

Expliquer pourquoi la présence de policières lesbiennes en uniforme – durant les quatre jours – était problématique et violent m’a pris une grande partie de mon énergie à cette conférence. Il faut dire qu’elles avaient un espace de parole expliquant qu’elles étaient « fières d’être nos amies » ainsi qu’un stand dans le hall de l’hôtel. Dès le premier jour, les lesbiennes of color ont rapidement signalé à l’organisation qu’elles voulaient que les policières (des policières néerlandaises et françaises étaient présentes) enlèvent leur uniforme dans les lieux communs. Elles n’ont pas enlevé leur uniforme et on a dû les supporter au petit-déjeuner comme au dîner.

Une personne m’a même forcée à parler à la policière française pour que je me rende compte à quelle point elle est gentille et inoffensive. J’ai très mal vécu la résistance blanche et les arguments dépolitisés des personnes racisées. Encore une fois, c’est moi qui ai dû déployer de l’énergie pour expliquer l’évidence alors même qu’elles ont eu une paix royale. Que chacune fasse son propre travail de déconstruction, de compréhension et de recherche avant de vampiriser les personnes racisées, s’il-vous-plaît. (voir liens plus bas)

Comme si en étant lesbienne, on avait le luxe d’ignorer la violence policière, comme si on ne vivait pas dans le même pays avec la même actualité, la même histoire et le même présent colonial. Ces violences sont globales. Elles font système. Invoquer son individualité fragile à la critique alors même qu’on porte l’uniforme et qu’on demeure incapable de changer une institution aussi hiérarchisée et violente que la police est un foutage de gueule qui insulte notre intelligence et celle de tous nos ancêtres.

Comme si Stonewall était une soirée mousse. Comme si toutes les revendications autour de la marche des fiertés à Paris et le Flag n’existaient pas. C’est cracher sur toutes les luttes contre la violence policière et pour la justice qui déploient une énergie titanesque en France. Faut-il encore souligner que la majorité des militantes contre les violences policières sont des femmes racisées et des personnes queer et trans ? À quel moment, en tant que « lesbienne », pour faire communauté, je devrais ignorer et cracher sur ces luttes qui nous concernent au quotidien ?

Une des personnes qui a été une alliée de taille sur ces questions à la conférence fut Jules Falquet qui a tenu un atelier – malheureusement trop court dans une salle trop petite – sur le lesbonationalisme, la pride et la tentative de récupération raciste et capitaliste des luttes lesbiennes.

Je ne viens pas d’une autre planète quand j’attends des luttes politiques lesbiennes une certaine radicalité et une critique du pouvoir et des institutions. Pour citer Jules Falquet :

« Le lesbianisme féministe est une proposition politique et collective, et pas seulement une pratique sexuelle privée. Il est révolutionnaire car il cherche à remettre en question et à transformer la société dans laquelle nous vivons, par la déconstruction et surtout la destruction du système hétéropatriarcal de la même manière que nous voulons contribuer à mettre fin au système raciste et capitaliste. »

Dans le contexte global, il ne suffit pas d’être lesbienne pour transformer la société. Comme il ne suffit pas d’être queer pour que magiquement notre environnement se métamorphose. Ce sont des fables néolibérales. Notre existence à elle seule n’est pas révolutionnaire. Nous pouvons être dans des conditions d’existence qui favorisent la transformation individuelle, oui. Mais cela ne suffit pas. Il faut faire, agir, prendre des décisions, impulser un mouvement contraire. Poser des actes qui ne vont pas dans le sens commun de l’individualisme, mais dans le collectivisme, entre autre. Ça veut aussi dire refuser de participer à la compétition des minorités politiques. Ça veut souvent dire être impopulaire. Ça ne nous protège pas des violences.

Plusieurs personnes m’ont accusée de ne pas être tolérante, notamment car les policières font partie d’une minorité… Un peu comme moi, en somme. Faut-il rappeler que nous n’avons ni la même autorité ni le même pouvoir dans cette société ? Ça ne m’a pas empêché de les critiquer publiquement et de rappeler ce qu’elles viennent représenter : l’institution la plus violente, la plus coloniale et la plus sexiste qui a pour mission de protéger l’élite capitaliste et préserver le confort occidental. J’ai senti la résistance et la gêne quand je l’ai fait en public, mais me taire n’était pas une option. Ce qui est une évidence pour moi, ne l’est apparemment pas pour la majorité des lesbiennes qui étaient présentes. Et c’est un problème de taille.

Dès lors, en ce qui me concerne, plusieurs questions se posent : est-il possible de partager un même espace politique avec des lesbiennes qui viennent faire de la propagande policière ? Qui devra faire des concessions ? Qui aura le plus de pouvoir ? Qui en a déjà étant donné la visibilité et le temps de parole ? Comment l’EL*C doit-elle se positionner sur la question ? Est-ce que l’EL*C est un espace qu’on peut investir en tant que queer radical et antiraciste ? Sûrement pas seule et certainement pas sans complices ou alliées !

Prendre en compte l’intersectionnalité des oppressions, c’est, d’abord, être consciente que notre réalité n’est pas la norme universelle, que nos expériences sont différentes de celles des autres dans une même situation. Et ces différences doivent nous servir à faire force contre les systèmes d’oppressions, contre les institutions qui sont le bras armé de ces politiques d’exclusion et d’exploitation. Se rendre compte de l’intersectionnalité des oppressions a pour but de démanteler le système, pas de faire une photo de famille de la diversité pour alléger sa conscience et sa culpabilité blanche. Ce sont les mêmes institutions qui violentent les personnes trans, intersexes, les travailleuses du sexe, les femmes racisées et les lesbiennes blanches. Les politiques de tolérance et d’inclusion ne sont que de la poudre aux yeux. Elles n’ont jamais remis en question le système ni changé les rapports de pouvoir.

Lorsqu’on doit négocier avec le système pour un pouvoir éphémère, il faut bien faire attention à ne pas marcher sur la tête d’autres minorités pour se sauver. Et les féministes blanches n’ont pas eu cette obligeance à plusieurs périodes de l’histoire et encore aujourd’hui. Leur racisme fait système. Exiger un positionnement clair suivie par des actes est un minimum pour notre existence politique en tant que lesbiennes racisées.

Je n’ai pas envie d’un espace qui efface nos différences. Je ne demande pas l’inclusion dans ce système. La visibilité ne m’intéresse pas. Je ne suis pas un token. Je ne cherche pas le confort, je ne participerai au vôtre. Je veux bien faire des concessions dans des lieux de pouvoir si – et seulement si – il est clair que ce pouvoir politique éphémère sera redistribué à celles qui sont en marge.

Je pense que cette conférence est une opportunité, même si elle ne suffit pas à elle seule. Toutes les personnes présentes ont d’autres espaces de lutte, souvent très différents. Me concernant, je continue à nourrir un vieux rêve de révolution radicale féministe.

Et, soit dit en passant, à la fin de notre rencontre, le symbole phallique d’une cathédrale huit fois centenaire a pris feu à Paris. Ce n’est peut-être qu’une malheureuse – toutefois symbolique – coïncidence, mais je tenais à connecter ces deux faits à priori sans corrélation pour dire que, malgré les éternels questionnements politiques, la menace d’un changement est bien réelle. L’empire est en chute libre. Sombres humanoïdes réfractaires aux changements, enflammez-vous, tremblez et crevez!

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Quelques ressources:

La page facebook contre le pinkwashing de la pride et lire des articles sur le sujet ici et .

Tu peux voir une vidéo de 30 minutes sous-titrée en français qui explique pourquoi les queers détestent la police.

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